Le maitre de Rampling Gate

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TITRE: Le maitre de Rampling Gate (disponible dans “Dernières nouvelles de Dracula)

AUTEUR: Anne rice

EDITEUR: Pocket Terreur n° 9103

TEXTE INTEGRAL

“Rampling Gate. Il nous paraissait si réel sur ces vieux tableaux, se dressant tel un château de conte de fées dans l’obscurité des bois alentour. Un entrelacs de pignons et de cheminées entre ses deux immenses tours, ses murs de pierre grise tapissés de lierre, ses fenêtres à meneaux dans lesquelles se reflétaient des traînées de nuages.
Mais pourquoi Père n’y était-il jamais allé ? Pourquoi ne nous y avait-il jamais emmenés ? Et pourquoi, sur son lit de mort, durant ces lugubres mois qui avaient suivi le décès de Mère, avait il dit à mon frère Richard que Rampling Gate devait être détruit pierre par pierre ? Rampling Gate qui avait toujours appartenu aux Rampling, Rampling Gate dont l’existence remontait à plus de quatre cents ans ?
Nous redoutions la tâche qui nous attendait, et nous en étions troublés et chagrinés. Richard venait d’achever ses quatre années à Oxford. Quant à moi, deux saisons de tourbillonnantes mondanités londoniennes ne s’étaient guère avérées un franc succès. Je préférais encore griffonner des poèmes et des histoires dans la quiétude de ma chambre plutôt que de danser toute la nuit, opinion que j’avais toutefois gardée pour moi, et, sans être des enfants gâtés, nous avions néanmoins profité du mieux possible de ce que nos parents avaient pu nous offrir. Mais à présent, les années d’insouciance étaient terminées. Il nous fallait être sages et réfléchis.
C’est donc le cœur serré que, assis tous deux devant le petit poêle à charbon dans le bureau garni de livres de Père, nous contemplions les tableaux anciens représentant Rampling Gate. « Détruis-le, Richard, sitôt que je serai mort », avait dit Père.
« Je ne comprends vraiment pas, Julie, avoua Richard tout en remplissant de sherry le petit verre de cristal que je tenais. C’est une vieille demeure garantie d’origine, un authentique manoir du XIV ème siècle en excellent état. Une certaine Mrs. Blessington, née et élevée au village de Rampling, s’est apparemment chargée de son entretien durant toutes ces années. Elle était là lorsque Oncle Baxter est mort, et il fut le dernier Rampling à vivre sous ce toit.
— Te souviens-tu, demandai-je, de l’année où Père décrocha toutes ces toiles pour les ranger ?
— Je ne l’oublierai jamais, répondit Richard. Comment le pourrais-je ? C’était si étrange, et, de plus, cela lui ressemblait si peu. (Il s’assit, tirant lentement sur sa pipe.) Il y avait eu cet incident bizarre à Victoria Station, la fois où il avait vu ce jeune homme.
— Oui, c’est vrai, répondis-je, me blottissant dans le fauteuil de velours, les yeux rivés aux minuscules flammes qui dansaient dans le foyer. Te rappelles-tu combien Père en fut bouleversé ? »
Il ne s’était pourtant agi que d’un simple incident. En fait, rien ne s’était réellement passé. A l’époque, nous ne devions guère avoir plus de six et huit ans et nous avions accompagné Père à la gare pour dire au revoir à des amis. Par la fenêtre d’un train, père avait aperçu un jeune homme, dont la vue l’avait effrayé, bouleversé. Aujourd’hui encore, je me souvenais parfaitement de son visage. Remarquablement beau, il avait un nez étroit, des sourcils bien dessinés et une épaisse chevelure brune et brillante. Ses grands yeux noirs, posés sur Père, avaient alors exprimé uneinfinie tristesse lorsque ce dernier nous avait tirés en arrière et emmenés précipitamment.
« Et la discussion de cette nuit-là, entre Père et Mère, ajouta pensivement Richard. Je me souviens que l’on avait écouté sur le palier et que l’on avait eu très peur.
— Et Père avait dit qu’Il ne se contentait plus d’être le maître de Rampling Gate, qu’il avait fallu qu’Il vienne à Londres pour se montrer. Quelle horreur indicible — ce sont les mots que Père avait employés — qu’Il ait été si téméraire.
— Oui, effectivement, et lorsque Mère avait essayé de le calmer et insinué qu’il se faisait des idées, il était entré dans une fureur noire.
— Mais qui aurait bien pu être le maître de Rampling Gate, si ce n’était pas Père ? A I’ époque, Oncle Baxter était mort depuis longtemps.
— Je ne sais vraiment pas qu’en penser, murmura Richard. Et rien dans les papiers de Père ne peut expliquer quoi que ce soit. (II examina le plus récent des tableaux, une ravissante gravure de la demeure qui se reflétait dans les eaux azurées de son lac.) Mais le pire dans tout cela, Julie, dit-il en hochant la tête, c’est que nous, nous ne l’avons même jamais vue, cette maison. »
Je lui lançai un regard et nos yeux se rencontrèrent l’espace d’un fugitif moment de désarroi. Je me penchai vers lui :
« Il n’a jamais dit que nous ne pouvions pas y aller, n’est-ce pas, Richard ? demandai-je. Et que nous ne pouvions pas la visiter avant qu’elle ne soit détruite.
— Non, bien sûr que non! (Le visage de Richard ne tarda pas à s’éclairer d’un sourire.) Après tout, Julie, ne sommes-nous pas redevables aux autres? A Oncle Baxter qui a dépensé jusqu’à son dernier sou pour restaurer la maison, et même à cette vieil1e Mrs. Blessington, qui s’en est occupée depuis tout ce temps ?
— Et les villageois eux-mêmes ? demandai-je vivement. Quel effet cela fera-t-il à tous ces gens de voir Rampling Gate démoli ? Évidemment que nous devons nous rendre sur place pour la voir.
— Alors c’est décidé. Je vais écrire immédiatement à Mrs. Blessington. Je vais lui dire que nous arrivons et que nous ne savons pas combien de temps nous allons rester.
— Oh ! Richard, ce serait vraiment formidable ! » (Je ne pus m’empêcher de me jeter à son cou, bien que cela l’énervât ; il tirait alors sur sa pipe de la même manière que Père le faisait.) Disons au moins pour une quinzaine de jours, continuai-je. J’ai tellement envie de connaître cet endroit, surtout si… »
Mais c’était trop triste d’évoquer l’admonestation de Père. Et bien plus amusant de penser au voyage en lui-même. J’emporterais mes manuscrits car, qui sait, peut-être dans ce cadre exquis et mélancolique allais-je trouver exactement l’inspiration qu’il me fallait. J’en ressentais presque une joie un peu mauvaise, brisant ainsi le chagrin qui nous avait tant accablés depuis le jour où Père avait été enterré.
« C’est la meil1eure chose à faire, tu ne crois pas, Richard ? » demandai-je d’une voix mal assurée, quelque peu déconcertée de constater à quel point je tenais à y aller. II y avait dans le fait de se rendre enfin à Rampling Gate une sorte de plaisir interdit.
« Quelle horreur indicible… » Je répétais les mots de Père avec une petite grimace. Qu’est-ce que tout cela signifiait ? Je me remémorais à nouveau le jeune homme étrange et gracieux que j’avais entrevu dans ce wagon de train, tandis qu’il nous considérait tous de cette expression désenchantée sur son visage émacié. Il était vêtu d’un pardessus noir et d’une écharpe de laine rouge, et j’avais été frappée de sa pâleur qui contrastait avec cette tache de couleur. Son teint était pareil à de la porcelaine anglaise. Curieusement, j’en avais gardé un souvenir très vivace, jusqu’à sa façon de pencher la tête ou son abondante longue chevelure brune. Il était apparu dans tout l’éclat de sa beauté contre cette vitre. Et je réalisais aujourd’hui que, l’espace de ces quelques instants marquants, il avait fait naître en moi un idéal masculin que je n’avais plus jamais remis en cause depuis lors. Pourtant, Père avait semblé si furieux sur le moment… J’en éprouvais une indubitable culpabilité.
« Bien sûr que c’est la meilleure chose à faire, Julie », répondit Richard. Assis au bureau, il rédigeait déjà les lettres ; j’étais, quant à moi, bien en peine de mesurer toute l’ampleur de mes pensées.
C’est en fin d’après-midi que le vieux cabriolet quitta la petite gare pour gravir la côte et nous pûmes enfin, pour la première fois, apercevoir cette magnifique demeure. Je crois que je retenais ma respiration. Le ciel pâlissant, au-delà d’une bande de nuages ourlés de doré, s’était teinté de rose foncé, et le soleil dardait sesderniers rayons sur les plus hautes vitres des fenêtres plombées, les parant ainsi d’une opacité ocre jaune.
« Quelle majesté, murmurai-je, on croirait une immense cathédrale, et dire que cela nous appartient ! »
Richard m’effleura la joue d’un baiser. Je brûlai soudain d’impatience de me laisser envahir par ce sentiment d’appréhension ou de ravissement, je n’aurais su dire, peut-être par un divin mélange des deux.Je mourais d’envie de sauter à bas de la voiture et de m’approcher à pied, laissant ces tours s’élever peu à peu au-dessus de moi, mais notre cheval avait pris de la vitesse. Et la petite rangée de domestiques guindés et compassés s’était rompue pour venir à notre rencontre, la vieille gouvernante toute flétrie bras tendus vers nous, les hommes s’apprêtant à descendre nos caisses et nos malles.
Richard et moi fûmes transportés comme par enchantement dans le vaste hall par la minuscule et preste Mrs. Blessington, le bruit de nos pas résonnant fortement sur les dalles de marbre, nos yeux éblouis par les rais de lumière poussiéreux qui tombaient sur la longue table de chêne et ses chaises richement sculptées, tandis que les tapisseries sombres et lourdes ondulaient légèrement contre les très hauts murs.
« C’est un endroit ensorcelant, ne pus-je m’empêcher de m’écrier. Oh, Richard, nous voici chez nous ! »
Mrs. Blessington se mit à rire gaiement, sa petite main desséchée serrant très fort la mienne. Et malgré son sourire, ses petits yeux bleus me regardèrent de l’expression la plus étrangement vague.
« Les Rampling de retour à Rampling Gate, je ne saurais vous dire à quel point c’est Lm jour de joie pour moi. Eh oui, ma chère, ajouta-t-elle comme si telle lisait dans mes pensées à cette seconde même, je suis presque aveugle, et ce depuis de longues années. Mais si vous remarquez le moindre objet qui n’est pas à sa place dans cette maison, ne manquez pas de me le signaler sur-le-champ, car, je puis vous l’assurer, ce sera l’exception, et non la règle. »
Une telle cordialité émanait de son petit visage ridé que je me mis immédiatement à l’adorer.
Nous trouvâmes nos chambres, les plus jolies de la demeure bien aérées avec du linge d’une blancheur immaculée et un feu qui flambait douillettement pour chasser 1’humidité qui ne quittait jamais ses murs épais. Les fenêtres aux petits carreaux en forme de losange donnaient sur une splendide vue du lac et des chênes qui l’entouraient ainsi que sur les quelques lumières éparses indiquant le village au loin.
Ce soir-là, nous soupâmes à la faible lueur que diffusaient nos chandelles sur la grande table de chêne en riant comme des enfants. Puis nous fîmes une partie acharnée de billard miniature dans la salle de jeux – la dernière rénovation d’Oncle Baxter ­ et bûmes un peu trop de cognac, je le crains.
C’est juste avant d’aller me coucher que je demandai à Mrs. Blessington si quelqu’un avait vécu dans cette maison depuis la mort d’Oncle Baxter. Cela remontait à 1838, près de cinquante ans auparavant, mais, à l’époque, elle en était déjà la gouvernante.
« Non, ma chère, répondit-elle vivement tout en retapant les oreillers en plumes. Comme vous le savez, votre père est venu cette année-là, mais il n’est guère resté plus d’un mois ou deux et il est ensuite rentré chez lui.
— Et après, il n’y a jamais eu de jeune homme qui… » avançais je, mais, en réalité, je me sentais peu encline à apprendre quoi que ce fût qui gâcherait le bonheur que j’éprouvais. J’aimais tant l’austère propreté de cette chambre, les murs de pierre dépourvus de papier peint ou de tout ornement, le lustre au-dessus du lit lambrissé de noyer.
« Un jeune homme ? ( Elle eut un petit rire presque guilleret, comme si elle avait la certitude infaillible de son environnement, souleva le tisonnier et remua le feu. ) Quelle drôle de question vous me posez là. »
Je restai un moment silencieuse devant le miroir tout en ôtant les dernières épingles de mes cheveux. Ils retombèrent, lourds et chauds, sur mes épaules. C’était agréable, pareil à un manteau sous lequel je pouvais me cacher. Mais, comme si elle avait perçu en moi un quelconque malaise, elle se retourna et s’approcha.
« Pourquoi parlez-vous d’un jeune homme, Mademoiselle ? » demanda-t-elle. Lentement, avec une certaine hésitation, ses doigts passèrent dans mes longues boucles. Elle me prit la brosse des mains. Je trouvais totalement ridicule de lui raconter l’histoire, mais je réussis toutefois à lui en livrer une version simplifiée, avec notre rencontre inopinée d’un jeune homme diaboliquement beau que mon père, furieux, avait ensuite appelé le maître de Rampling Gate.
« Beau, n’est-ce pas ? » demanda-t-elle tout en démêlant délicatement les nœuds de mes cheveux. Il me sembla qu’elle était suspendue à mes lèvres tandis que je lui en faisais une nouvelle fois la description.
« Alors il n’y a jamais eu d’intrus dans cette maison, Mrs. Blessington ? Pas de mystère à élucider… »
Elle émit le plus doux des rires.
« Oh non, ma chère, cette maison est l’endroit le plus sûr du monde, répondit-elle vivement. C’est une maison heureuse. Aucun intrus n’oserait troubler Rampling Gate ! »

Rien, en fait, ne vint perturber la sérénité des jours qui suivirent. Le bruit et les fumées de Londres ; tout comme les dernières paroles de notre père, étaient devenus un rêve. La réalité, c’étaient nos longues promenades ensemble dans les jardins envahis de mauvaises herbes et nos aller et retour sur le lac dans le frêle esquif. Nous prenions le thé dans l’ancienne serre, à présent vide. Et la tombée de la nuit nous trouvait sur le chemin du premier étage, avec les meilleurs ouvrages de la bibliothèque d’Oncle Baxter que nous lisions à la lueur de la chandelle, dans l’intimité de nos chambres.
Nos prudentes investigations dans le village reçurent toutes globalement la même réponse : les habitants adoraient la propriété et ne lui connaissaient aucune légende, ancienne ou inquiétante. A maintes reprises, en fait, on nous expliqua que Rampling était le hameau le plus heureux de toute l’Angleterre, et que nul n’oserait – les paroles mêmes de Mrs. Blessington – venir y semer le trouble.
« C’est notre ange gardien, cette vieille maison, expliqua la vieille femme de la librairie où Richard s’était arrêté pour acheter les journaux londoniens. Le village de Rampling a-t-il jamais existé sans la demeure baptisée Rampling Gate ? »
Comment allions-nous leur parler de l’édit de Père ? Comment nous-mêmes allions-nous nous en rappeler ? Mais nous ne fîmes pas la moindre allusion au désastre annoncé, et Richard écrivit à sa société pour les informer que nous ne serions pas de retour à Londres avant l’automne.
Il avait trouvé profusion de classiques de la littérature dans les vieux volumes qui avaient appartenu à Oncle Baxter, et je m’étais remise à écrire dans le petit bureau attenant à la bibliothèque quej’avais pour moi toute seule.
Je n’avais jamais connu une telle quiétude et une telle sérénité. Il me semblait que l’atmosphère de Rampling Gate imprégnait la moindre de mes descriptions et enrichissait les intrigues et les personnages que j’imaginais. Le lundi suivant notre arrivée, j’avais achevé ma première nouvelle et je partis à pied au village pour l’envoyer, non sans une certaine audace, aux rédacteurs en chef du Blackwood’ s Magazine.
C’était une matinée splendide, et je rentrai d’un pas tranquille.
Qu’est-ce qui avait tellement perturbé notre père dans ce ravissant coin d’Angleterre ? me demandai-je. Qu’est-ce qui avait pu à ce point assombrir ses dernières heures pour qu’il maudisse cet endroit ?
Mon cœur s’ouvrait à cette paix céleste, à une indéniable grandeur qui m’amenait à m’oublier totalement. A certains moments, j’avais l’impression d’être un esprit désincarné flottant dans un silence abyssal, le long dès sentiers du jardin et des corridors de pierre qui avaient été témoins de trop de choses pour prêter attention à une fragile jeune femme qui, durant ses moments d’égarement, allait même jusqu’à parler tout haut aux armures qui l’entouraient, aux statues cassées du jardin et aux chérubins des fontaines, à ces vasques dont plus une goutte d’eau n’avait coulé depuis de longues années.
Pourtant, il résidait dans cette splendeur une force maléfique qui nous échappait malgré tout, une histoire gardée secrète pour expliquer l ‘horreur indicible… Je revis mentalement ce jeune homme, et la plus étrange des sensations s’insinua en moi, comme si, dans un passé récent, son portrait s’était embelli dans mon souvenir ou mon imagination. Peut-être l’avais je réinventé en rêve, donnant à ses lèvres et à ses joues une carnation d’un rouge plus soutenu. Ou bien, en me remémorant la scène pour la raconter à Mrs. Blessington, lui avais-je permis de lever la main jusqu’à sa cravate rouge, apercevant ainsi les longs doigts fuselés qui évoquaient ceux d’un musicien.
C’est en réfléchissant à tout cela que je pénétrai sans un bruit dans la maison. Richard était assis près du feu, dans son grand fauteuil de cuir favori.
L’air qui provenait des portes ouvertes sur le jardin était tiède; pourtant, la flambée était réconfortante, rendant avenante et presque petite la vaste pièce aux immenses rayonnages garnis de livres reliés en cuir.
« Assieds-toi, dit gravement Richard en me regardant à peine. Je veux te lire quelque chose dès maintenant. ( Il tenait un grand livre, long et étroit. ) Il appartenait à Oncle Baxter, et, au début, j’ai cru qu’il s’agissait d’un simple livre des comptes qu’il avait tenus durant les travaux de rénovation, mais j’y ai découvert quelques annotations qui datent des dernières semaines de sa vie. Elles sont griffonnées à la hâte et presque illisibles, mais j’ai réussi à les déchiffrer.
— Bon, eh bien, lis-les-moi, dis-je, non sans appréhension. »

Je n’avais pas envie d’apprendre quoi que ce fût d’épouvantable sur cet endroit. Si nous avions pu rester à jamais ici… mais c’était hors de question, bien évidemment.
« Maintenant écoute ça, reprit Richard, tournant délicatement la page. “5 mai 1838 : Il est là, j’en suis certain. Il est revenu.” Et, plusieurs jours après: “Il considère que cette maison est la sienne, assurément, et il boirait mon vin et fumerait mes cigares si seulement il le pouvait. Il lit mes livres et mes papiers, et je ne le tolérerai pas. J’ai donné des ordres pour que tout soit mis sous clé.” Et, à la fin, les dernières lignes écrites le matin avant sa mort: “Las, je suis las à en mourir, et’ il n’est pas peu responsable de cette lassitude. La nuit dernière, je l’ai vu de mes propres yeux. Il se tenait ici même. Il bouge et parle exactement comme un mortel, et ose me livrer ses secrets; c’est un misérable démon au visage de séraphin, et moi, simple mortel, comment vais-je pouvoir le supporter ! ”
— Seigneur », murmurai-je lentement.
Je me levai du fauteuil dans lequel je m’étais installée et, debout derrière lui, me mis à lire la page tout bas. C’était l’ultime annotation du registre, écrite en pattes de mouche. Je savais que le cœur d’Oncle Baxter avait lâché. Il n’avait pas eu une mort violente, il était décédé paisiblement, dans cette pièce, son livre de prières à la main.
« Se pourrait-il que ce soit cette même personne dont Père avait parlé cette nuit-là? » demanda Richard.
Malgré le soleil qui entrait par les portes ouvertes, je fus saisie d’un terrible frisson. Pour la première fois, soucieuse des paroles de notre père, je me défiai de cette maison et de la hardiesse qui nous avait menés ici.
« Mais Richard, tout cela remonte à des années… Et à quoi rime cette fable au sujet d’un être surnaturel ! L’homme devait sûrement être fou ! Ce n’est pourtant pas un esprit que j’ai vu dans ce wagon de chemin de fer ! »
Je me laissai tomber dans le fauteuil d’en face et tentai de calmer les battements de mon cœur.
« Julie, fit doucement Richard, refermant le grand livre. Mrs. Blessington vit ici, heureuse, depuis des années. Et toutes les nuits, il y a six domestiques qui dorment dans l’aile nord. Tout ceci n’a sûrement aucun fondement.
— Pourtant, ce n’est pas franchement drôle, tu ne trouves pas ? dis-je timidement. Cela n’a rien à voir avec se raconter des histoires de fantômes, comme on le faisait autrefois, en peuplant l’obscurité de créatures imaginaires et en nous moquant des camarades d’école qui avaient peur.
— Toute ma vie, dit-il sans me quitter du regard, j’ai entendu des légendes sur les revenants et les esprits, certaines inventées, d’autres prétendument réelles; on y parle presque toujours d’une maison hantée, dont l’atmosphère chargée de menaces emplit chacun d’un sentiment d’inquiétude et de mauvais augure…
— Oui, je sais bien, mais ici, on ne ressent pas ce genre de climat pernicieux.
— Au contraire, je n’ai jamais été aussi serein de ma vie. (Il plongea la main dans sa poche et en sortit l’inévitable allumette pour rallumer sa pipe qui s’était éteinte.) A vrai dire, Julie, je ne vois vraiment pas comment je vais pouvoir accomplir la dernière volonté de Père en détruisant cette demeure. »
J’acquiesçai en signe de compréhension, La même pensée occupait mon esprit depuis mon arrivée. Et malgré cela, je me sentais si bien, rassurée et en sécurité.
Soudain, je me pris à souhaiter, de manière insensée, qu’il n’ait jamais trouvé les annotations du grand livre d’Oncle Baxter.
« Il faudrait que je reparle à Mrs. Blessington, dis-je d’un ton maussade. Mais vraiment sérieusement !
— Mais je lui ai parlé, Julie. Je l’ai interrogée ce matin à propos de toute cette histoire, juste après avoir fait cette découverte, et elle s’est contentée d’en rire. Elle jure qu’elle n’a jamais rien constaté d’anormal ici, et que pas un seul villageois vivant n’a la moindre légende à raconter à propos de cette maison. Elle a répété à quel point elle se réjouissait que nous soyons revenus à Rampling Gate. Je ne pense pas qu’elle se doute que nous envisageons de le détruire. Si elle le savait, ça lui briserait le cœur.
— Jamais rien constaté d’anormal ? C’est bien ce qu’elle a dit ? C’est là un vocabulaire bien insolite, Richard, pour une personne complètement aveugle. »
Mais il ne m’avait pas entendue. Il avait posé le registre, s’était levé lentement, presque paresseusement, puis il était sorti d’un pas hasardeux par la double porte dans le petit jardin, d’où il contemplait, par-delà la grande haie, les chênes dont les grosses branches coudées penchaient presque jusqu’à la surface des eaux du lac. A cette heure de la journée, il n’y avait pas un bruit, excepté le léger bruissement des feuilles agitées par la brise et le cri sporadique d’un oiseau au loin.
« Peut-être qu’il est parti, Julie, s’il a jamais existé, suggéra Richard par-dessus son épaule, sa voix résonnant dans le silence. Sans doute n’y a-t-il plus rien pour effrayer qui que ce soit. Tu ne te figures pas que tu pourrais supporter un hiver dans cette maison, si ? Je suppose que d’ici là, tu voudras être de retour à Londres. »
Il paraissait minuscule contre les arbres immenses. Le ciel s’était brisé en petits éclats scintillants à travers la voûte de feuillage qui tamisait la lumière.
Rampling Gate l’avait pris au piège. Ce que je comprenais parfaitement, puisqu’il en était de même pour moi. Et je pouvais fort bien supporter 1 ‘hiver ici, aussi morne et froid serait-il. Je ne voulais plus jamais rentrer à la maison.
De plus, l’imminence du mystère ne faisait qu’émousser mon intérêt pour toute autre chose ou tout autre lieu.
Au bout d’un long moment, je me levai, allai au jardin et posai doucement ma main sur le bras de Richard.
« Je connais bien tout cela, Julie, dit-il, comme si nous n’avions pas cessé de nous parler durant tout ce temps. J’ai juré à Père que j’accéderais à sa demande, et cela me fend le cœur. De toute façon, j’aurai ça toute ma vie sur la conscience: faire disparaître la propriété ou aller contre la volonté de mon père et la tâche qu’il m’a confiée dans son dernier souffle.
— Nous devons nous faire aider, Richard. Demander conseil à nos notaires et aux prêtres de Père. Il faut que tu leur écrives pour tout leur expliquer. Père était fébrile lorsqu’il a donné cet ordre. Si nous pouvons leur exposer toute 1 ‘histoire, ils nous aideront à prendre une décision. »

Il était trois heures du matin lorsque j’ouvris les yeux. Mais j’étais réveillée depuis longtemps déjà. J’avais entendu, heure par heure, le bruit sourd du carillon à l’étage inférieur. Et, allongée seule dans l’obscurité, ce n’était pas de la peur que j’éprouvais. Plutôt une agitation latente et sans rémission, une sensation de vacuité et. de nécessité qui m’incita finalement à me lever. Je me demandai ce qu’il m’aurait fallu pour dissiper cette tension. Dans la pénombre, j’observais les objets les plus anodins. La petite tapisserie accrochée au-dessus de la cheminée, avec ses princes et princesses graciles perdus dans les fibres et les fils aux couleurs passées. Ou le portrait d’un ancêtre élisabéthain qui, du haut de son petit cadre, me contemplait de son œil en amande.
Cette demeure, qu’était-elle, en réalité? Un lieu, tout simplement, ou un état d’esprit? En quoi agissait-elle sur mon âme? Pourquoi les annotations relevées dans le registre d’Oncle Baxter ne nous avaient-elles pas renvoyés tout droit à Londres? Pourquoi, après le souper, étions-nous restés tous deux si tard dans la vaste salle à manger, sans échanger une seule parole ?
Je me sentis soudain accablée, comme exclue d’un secret immense et stupéfiant. D’ailleurs, n’étaient-ce pas les mots mêmes employés par Oncle Baxter ?
Dans un état d’intolérable nervosité, j’enfilai ma robe de chambre de laine, boutonnai le col en dentelle et nouai la ceinture. Puis je mis mes chaussons et sortis dans le corridor. La pleine lune donnait sur l’escalier en chêne et sur le profond renfoncement de la porte menant à la chambre de Richard. Je m’approchai sur la pointe des pieds, et, jetant un coup d’œil à l’intérieur, constatai que le lit était vide et les couvertures intactes.
Ainsi, il passait la nuit debout, comme moi. Oh, si seulement il était venu me voir pour me demander de l’accompagner.
Je me détournai et descendis le grand escalier sans un bruit.
La grande salle s’ouvrait devant mai, pareille au trou béant d’une caverne, et le clair de lune se posait çà et là sur deux épées croisées au un bouclier serti. Mais tout au fond, dans l’alcôve mitoyenne à la bibliothèque, j’aperçus, à n’en pas douter, une lueur tremblotante. Un souffle vif traversa la pièce, apportant dans son sillage le bruit et la senteur d’un feu de bois.
J’eus un frisson de soulagement. Richard était là. Nous allions pouvoir bavarder. Ou peut-être partirions-nous ensemble en reconnaissance, protégeant de nos mains recourbées la flamme fragile de nos chandelles pour passer de pièce en pièce. Une sensation de bien-être m’envahit et m’apaisa ; pourtant, le gouffre noir qui nous séparait me paraissait infranchissable et je désespérais d’y parvenir, courant presque le long de l’immense table ornée de candélabres pour arriver enfin dans l’alcôve, devant les portes de la bibliothèque.
Richard était là, effectivement. Assis, les yeux clos, il somnolait contre l’oreillette du fauteuil de cuir; la brise du jardin effleurait les flammes vacillantes des chandelles posées sur le manteau de pierre de la cheminée et sur la table près de lui.
J’étais sur le point de m’avancer vers lui, de refermer les portes, de l’embrasser tout doucement et de lui demander s’il ne voulait pas aller se coucher quand tout à coup, du coin de 1’œil, j’aperçus quelqu’un d’autre dans la pièce.
Dans l’angle gauche, tout à fait à l’ opposé, une silhouette, debout devant le bureau, regardait le fouillis des papiers de Richard, ses mains pâles posées sur le bais.
Je savais que ce n’était pas possible. Je savais que je devais rêver, que rien ici, et surtout pas cet individu, ne pouvait être réel. Car c’était le même jeune homme que celui entrevu dans le wagon de chemin de fer, quinze ans auparavant, et pas un détail de ce visage soigné n’avait changé. Ni les cheveux, brillants et fournis, dont seuls ceux retombant sur l’épais col du manteau noir semblaient dépeignés, ni la peau, si pâle qu’elle en était lumineuse dans la pénombre, ni ces yeux sombres qui se levèrent soudain sur moi et me fixèrent d’une expression si étrange que je faillis hurler.
Nous nous dévisageâmes à travers l’étendue de l’immense pièce obscure, moi échouée dans l’embrasure de la porte, lui visiblement et indéniablement ébranlé de s’être laissé surprendre. Mon cœur cessa de battre.
Il me rejoignit en une fraction de seconde, comblant la distance qui nous séparait, pour me dominer de toute sa hauteur et refermer doucement sur mes bras ses doigts blancs et fuselés.
« Julie! » murmura-t-il, d’une voix si basse qu’elle me sembla provenir de mes propres pensées. Mais je ne rêvais pas. Il était bien réel. Et, tandis qu’il me tenait, un cri m’échappa, assourdissant, irrépressible, qui se répercuta entre les quatre murs.
Je vis Richard se lever de son fauteuil. J’étais seule. Cramponnée au chambranle, j’avançai en chancelant ; c’est alors que dans un moment de clarté parfaite, j’aperçus le jeune intrus ; il était dans le jardin et me regardait par-dessus son épaule. Puis il disparut.
Je ne pus m’empêcher de hurler. Et je hurlais encore lorsque Richard m’attrapa, me supplia, et m’assit dans un fauteuil.
Et lorsque Mrs. Blessington finit par arriver, je criais toujours.
Elle m’apporta immédiatement un verre de cordial, tandis que Richard m’exhortait, une fois de plus, de lui raconter ce que j’avais vu.
« Tu sais très bien qui c’était ! lui répondis-je, au bord de la crise de nerfs. C’était lui, le jeune homme du train. Seulement il portait une redingote complètement démodée et sa cravate de soie était dénouée sur sa gorge. Richard, il était en train de lire tes papiers, il les feuilletait et les lisait dans le noir complet !
— Bon, d’accord, fit Richard, levant la main comme pour me calmer. Il se tenait devant le bureau. Et comme justement il se tenait dans l’obscurité, tu ne pouvais pas bien le voir.
— C’était lui, Richard ! Tu ne comprends pas ? Il m’a touchée, m’a tenu les bras. (Je jetai un regard implorant à Mrs. Blessington, qui hocha la tête, ses yeux semblables à deux perles bleues dans la lumière.) Il m’a appelée Julie, dis-je dans un murmure. Il connaît mon prénom ! »
Je me levai et m’emparai brusquement de la chandelle, puis, écartant Richard, me dirigeai vers le bureau.
Mais j”étais sûre de ce que j’avais vu. Et, à mesure que la journée s’écoulait, je devins de plus en plus discrète et réservée. Un silence était tombé entre Mrs. Blessington et moi. Et je ne comprenais que trop bien la colère que j’avais perçue dans la voix de Père lors de cette nuit lointaine, quand nous étions revenusde Victoria Station et que ma mère l’avait accusé d’imaginer des choses.
Pourtant, ce qui m’obsédait plus que tout, c’était l’expression de douceur de l’homme mystérieux dont j’avais eu la vision fugitive, son regard sombre, presque innocent, qui s’était fixé sur moi avant que je ne me mette à hurler.
« Il est étrange que Mrs. Blessington n’ait pas peur de lui, dis je d’une voix basse et troublée, ne me souciant plus guère que Richard m’entende. Et que personne ici ne semble le redouter le moins du monde… (Les idées les plus saugrenues me venaient à l’esprit, et les propos insouciants des villageois me trottaient dans la tête.) Avant de te retirer, il serait sage que tu fasses une chose très importante, continuai-je. Laisse un petit mot expliquant que tu n’as pas l’intention de détruire la maison.
— Julie, tu as créé un embarras inextricable. Tu tiens absolu­ment à ce que l’on rassure cette apparition quant au fait que la propriété ne sera pas détruite, alors qu’en réalité, tu cherches à prouver l’existence même de la créature qui a amené notre père à dire toutes ces choses.
— Oh, j’aurais voulu ne jamais être venue ici! m’exclamai-je. – Alors nous devons partir, tous les deux, et prendre une décision lorsque nous serons de retour chez nous.
— Non, justement ! Je ne pourrais jamais partir sans savoir… “ses secrets… le misérable démon”. Je ne pourrai plus jamais continuer à vivre si je ne découvre pas la vérité dès maintenant! »
La colère devait être un excellent antidote à la peur, car quelque chose opéra pour apaiser mon angoisse. Cette nuit-là, je m’abstins de me déshabiller, et même d’ôter mes chaussures, et je préférai rester assise dans les profondeurs des ténèbres de ma chambre à contempler les fenêtres aux petits carreaux en losange jusqu’à ce que le silence fût complet dans toute la maison. La porte de Richard se referma enfin. Puis résonnèrent des bruits sourds, indiquant que d’autres verrous avaient été installés.
Et lorsque la vieille horloge sonna onze heures dans la grande salle, Rampling Gate était, comme à l’accoutumée, profondé­ment endormi.
Je guettais le pas de mon frère dans le corridor. Et, comme je ne l’entendais pas bouger dans sa chambre, je m’étonnai que la curiosité ne l’ait pas poussé à venir me voir pour me dire que nous devions tous deux partir en quête de la vérité.
C’était tout aussi bien. Je ne souhaitais pas sa présence. Et j’éprouvais une sombre exultation à m’imaginer en train de sortir de ma chambre et de descendre l’escalier, comme je l’avais fait la nuit dernière. Il me fallait toutefois patienter encore une heure avant d’en être certaine. Je devais attendre le cœur de la nuit. Minuit, l’heure des sorcières. A cette pensée, mon cœur s’emballait, et je me remémorai rêveusement le visage que j’avais vu, lavoix qui avait prononcé mon prénom.
Pourquoi ce moment me semblait-il rétrospectivement si intime, comme si nous nous étions déjà rencontrés, et déjà parlé, comme si c’était quelqu’un que je reconnaissais dans le tréfonds de mon âme ?
« Comment vous appelez-vous ? » chuchotais-je tout haut, à ce qu’il me sembla. Puis une frayeur soudaine me fit tressaillir. Aurais-je le cran de partir à sa recherche, de lui ouvrir la porte ? Étais-je en train de perdre la raison ? La tête appuyée contre le haut dossier du fauteuil damassé, je fermai les yeux.
Qu’y avait-il de plus vide que cette nuit pastorale ? Et de plus doux ?
J’ouvris les yeux. J’avais vaguement rêvé, ou bien je m’étais parlé à moi-même, essayant d’expliquer à Père pourquoi il était nécessaire que nous-mêmes comprenions notre motivation. Et jeréalisai alors, sans aucun doute possible – avant même de m’êtrerévei11ée, je crois – qu’il se tenait près du lit.
La porte était ouverte. Il était là, habillé exactement comme la veille, son regard sombre rivé Sur moi et empreint de cette même curiosité non dissimulée, la bouche légèrement molle, comme celle d’un écolier, tenant nonchalamment de sa main droite lacolonne du lit. Il était en contemplation devant moi, et ne semblait même pas S’être aperçu que je l’observais.
Et lorsque je fis mine de me pencher en avant, il leva le doigt comme pour me calmer et fit un petit signe de tête.
« Ah, c’est vous ! chuchotai-je.
— Oui », répondit-il de la voix la plus douce et la plus timide.
Mais nous nous étions parlé, n’est-ce pas, et je lui avais posé des questions, non, raconté des choses. J’eus soudain l’impression de perdre l’équilibre ou de sombrer à nouveau dans un songe.
Non. En fait, je n’avais fait que saisir le fragment d’un rêve du passé. Cette bouffée d’atmosphère qui, le lendemain, peut nous submerger à tout moment, sitôt que quelque chose nous évoque l’univers dans lequel nous étions engloutis durant notre sommeil. Je veux dire par là que j’ai entendu nos voix l’espace d’un instant, on se disputait presque et j’ai vu Père en pardessus noir et chapeau haut de forme, Courant tout seul le long des rues du West End, scrutant une porte après l’autre, puis, surgissant de la table de marbre dans la sa11e de musique obscure et enfumée, vous… votre visage.
« Oui… »
Va-t’ en Julie ! C’était la voix de Père.
« … Pour en pénétrer l’âme », insistai-je, reprenant le fil de ma pensée. Mais mes lèvres bougeaient-elles ? « Pour découvrir ce qui l’avait effrayé et rendu furieux, pourquoi il avait dit: “Détruis-la !”
— … Vous ne devez jamais, jamais, vous ne pouvez pas faire ça. (Il paraissait bouleversé, comme un petit garçon sur le point de pleurer.)
— Mais non, nous n’en avons absolument pas l’intention, ni l’un ni l’autre, vous le savez… et vous n’êtes pas un esprit ! »
Je considérai ses bottes maculées de boue, la plus infime parcelle de poussière sur cette joue pâle au dessin parfait.
« Un esprit ? demanda-t-il d’un ton presque lugubre et plein d’amertume. Si seulement… »
Hypnotisée, je le regardai s’approcher de moi; la pièce s’obscurcit, puis je sentis ses mains fraîches et soyeuses sur mon visage. Je m’étais levée. Debout face à lui, je plongeai mes yeux dans les siens.
J’entendais les battements de mon propre cœur. Je les entendais comme la nuit passée, juste au moment où j’avais crié. Seigneur, j’étais en train de lui parler! Il était dans ma chambre, et je lui parlais ! Et j’étais dans ses bras !
« Réel, tout à fait réel ! » murmurai-je, et, parcourue par une sourde sensation de vigueur retrouvée, je dus me retenir au lit.
Il me scrutait, comme pour tenter d’appréhender quelque chose d’une grande importance pour lui, et il ne répondit pas. Ses lèvres paraissaient très colorées, et douces malgré sa grande beauté, comme s’il n’avait jamais été embrassé. Un léger vertige s’était emparé de moi, une sorte de trouble qui me fit douter de sa présence.
« Mais oui, je suis réel, dit-il tout bas. (Je sentais son haleine sur ma joue, et elle était presque parfumée.) Je suis là, et vous êtes auprès de moi, Julie…
— Oui… »
Mes yeux se fermaient. Oncle Baxter était assis à son bureau, le dos voûté, et j’entendais le grincement furieux de sa plume. « Misérable démon ! » lança-t-il au vent nocturne qui entrait par les portes ouvertes.
« Non ! » fis-je.
Père entra dans la salle de musique et cria mon nom.
« Aime-moi, Julie, me parvint la voix dans le creux de mon oreille. (Je sentis ses lèvres contre mon cou.) Juste un petit baiser, Julie, cela ne fait pas mal… »
Et le tréfonds de mon être, cet endroit intime où naissent tous les désirs et les commandements, s’ouvrit à lui sans résistance et sans un bruit. Je serais tombée s’il ne m’avait tenue. Mes bras se refermèrent autour de lui, mes mains glissant dans la masse soyeuse de sa chevelure.
Je flottais, et, ainsi qu’il en avait toujours été, il régnait sur Rampling Gate une paix infinie. C’était Rampling Gate que je percevais autour de moi, c’était cette âme intemporelle et impénétrable qui se libérait enfin… Un pouvoir en moi d’une force immense… Pour voir comme verrait un dieu, et saisir la profondeur de toute chose aussi prestement que le regard posé sur le monde peut évaluer et s’insinuer dans les formes… Oui, chuchotai-je à haute voix, ces vers de Keats, ces vers… Pour cesser sans douleur aux douze coups de minuit…
Non. Nous nous séparâmes brusquement, lui reculant aussi promptement que moi.
Je titubai et m’affaissai sur le sol de la chambre, puis me rattrapai au chambranle de la fenêtre, et appuyai mon front contre le mur de pierre.
Je restai un long moment les yeux clos. J’éprouvais, à l’endroit de ma gorge où ses lèvres s’étaient posées, une douleur cuisante mais presque agréable, délicieux élancement qui refusait de cesser.
Je me détournai alors et vis clairement la pièce, le lit, la cheminée, le fauteuil. Lui n’avait pas bougé, mais ses traits avaient revêtu une expression d’effroyable désespoir.
« Que m’ont-ils fait? murmura-t-il. M’ont-ils joué le tour le plus cruel qui soit ?
— Une menace, une menace indicible, chuchotai-je.
— Cela remonte si loin, Julie, cela dépasse l’entendement, cela peut et cela va se perpétuer.
— Mais pourquoi, qu’êtes-vous donc? (Du bout des doigts, j’effleurai cette douleur lancinante, puis, les yeux posés sur ceux-­ci, je poursuivis, la voix entrecoupée 🙂 Pourtant, vous souffrez tant et vous êtes en apparence si innocent, comme si vous étiez capable d’aimer. »
Son visage semblait en proie à un violent conflit intérieur. Il se détourna pour partir. Je fis appel à toute ma volonté pour résister à l’envie de le suivre, de le prier de se retourner. Ce qu’il fit néanmoins, désorienté, luttant contre lui-même, pour finalement renoncer à sa résolution et me tendre la main.
« Venez avec moi », dit-il.
Il m’attira tout doucement vers lui et, passant son bras autour de moi, me guida vers la porte.
Nous parcourûmes en hâte les longs corridors du premier étage, puis nous franchîmes une porte débouchant sur un escalier à vis que je n’avais jamais remarqué jusqu’ici.
Je réalisai bientôt que nous étions en train de monter à la tour nord, partie en ruine du bâtiment que Richard et moi n’avions pas encore inspectée.
A travers la succession de petites lucarnes, j’apercevais le paysage ondoyant qui s’étendait depuis la forêt alentour, le petit bouquet de lumières tamisées indiquant le village de Rampling et le pâle sillon de la route de Londres.
Nous gravîmes les marches jusqu’à la plus haute des chambres, qu’il ouvrit avec une clé en fer. Il me fit entrer et je me retrouvai dans une pièce spacieuse dont les fenêtres, étroites et hautes, étaient dépourvues de vitres. Le clàir de lune révéla alors un étrange bric-à-brac d’objets et de meubles qui évoquaient un grenier ou une sorte d’antre. Il y avait là un secrétaire, un grand rayonnage garni de livres, des fauteuils de cuir, quantité de rouleaux de vieilles cartes jaunies et des tableaux encadrés accro­chés au mur. Partout dans les niches de pierre, sur les tables et les étagères étaient fixées des bougies. Ici et là, des tonneaux servaient de table, même le long du plus joli des fauteuils de style élisabé­thain. La cire avait coulé partout, et, au beau milieu de ce désordre, je vis des exemplaires froissés des journaux les plus récents, le Mercure de Paris et le Times de Londres.
Il n’y avait nul endroit où dormir dans cette pièce.
Et, comme j’y réfléchissais, me demandant où il pouvait s’allonger pour se reposer, je fus parcourue d’un frisson et je sentis, très nettement, sa bouche qui de nouveau se posait sur ma gorge. J’eus soudain envie de hurler.
Mais il me tenait dans ses bras, me couvrait les joues et les lèvres de baisers délicats, puis il me conduisit vers un fauteuil. II alluma les chandelles une à une autour de nous.
Je frémis encore, les yeux légèrement larmoyants à la lumière. Je remarquai ensuite d’autres objets insolites: des télescopes, des loupes, un violon dans un étui ouvert, et une poignée de coquillages luisants au dessin exquis. Il y avait aussi des bijoux, un chapeau haut de forme et une canne, un bouquet de fleurs fanées, aussi sèches que de la paille, des daguerréotypes et des photographies sur ferrotype dans leurs petits écrins de velours, et des livres ouverts.
Mais pour l’heure, j’étais trop troublée par la vision que j’avais de lui dans la lumière, l’éclat de ses grands yeux noirs et la brillance de ses cheveux. Même à la gare, je ne l’avais pas vu aussi distinctement qu’à présent, à la lueur des chandelles. J’en avais le cœur brisé.
Lui, me contemplait avec délice; il répéta mon prénom et je sentis le sang affluer à mon visage. Soudain, l’écoulement du temps sembla suspendu. J’étais en train de penser: qu’êtes-vous, depuis quand existez-vous… Et de nouveau, cette impression de vertige.
Je me rendis compte que je m’étais levée; je me tenais auprès de lui, devant la fenêtre, et il me plaça de telle sorte que je puisse voir le paysage tout en bas, qui s’était inexplicablement modifié. Les lumières de Rampling s’étaient dissipées dans les ténèbres vaporeuses qui planaient au-dessus de la terre. Un immense bois, bien plus vieux et plus dense que la forêt de Rampling Gate, recouvrait les collines. J’eus très peur tout à coup, comme si j’étais aspirée dans un tourbillon dont je ne pourrais plus jamais m’échapper.
J’avais aussi la sensation de nos conversations à voix basse, inlassables et fébriles, et je lui expliquais que je ne devais pas renoncer.
« Témoignez, c’est tout ce que je vous demande. »
Et j’avais en moi la vague certitude que, de par la seule connaissance, je serais fatalement transformée. C’était la lecture d’un livre défendu, la psalmodie d’un sortilège interdit.
« Non, seulement de ce qui fut », murmura-t-il.
Bientôt, même les contours du paysage s’estompèrent. La pièce avait également perdu sa substance, comme si un vent silencieux et d’une force terrifiante s’y était engouffré, balayant tout sur son passage.
Nous étions dans un attelage et roulions dans la nuit. Nous avions quitté la tour depuis une éternité, c’était la fin de l’après midi et le ciel était couleur de sang. Nous avions pénétré dans une forêt dont les arbres étaient si hauts, et si touffus qu’aucun rayon de soleil ne parvenait à filtrer jusqu’au sol tapissé de feuilles mortes.
Nous n’avions pas le temps de nous attarder en ce lieu magique. Nous étions arrivés en rase campagne, avec ses lopins de terre cultivée entourant le vieux village de Knorwood dont on apercevait les combles sur pignons et les ruelles tortueuses. Nous vîmes alors les murs du monastère et la petite église dont les cloches sonnèrent les vêpres sous un ciel bas. Il régnait une grande animation dans Knorwood, des milliers de cœurs y battaient, et autant de voix retentirent à l’unisson pour la prière.
Bien au-delà du village, sur les hauteurs surplombant la forêt, s’élevait la tour arrondie d’un authentique château fort; c’est vers cet édifice en ruine, dont seule subsistait la carcasse, que nous nous dirigions dans la nuit qui s’installait. Nous rôdâmes dans ses pièces vides, tels des enfants impétueux, le cheval et la route oubliés, et nous présentâmes au Seigneur du Château, créature décharnée et livide, debout devant le feu qui ronflait dans la grande salle à ciel ouvert. Il se tourna vers nous et nous fixa de ses yeux aux prunelles étrécies et étincelantes. Je compris que c’était un défunt, mais il émanait de lui une incroyable magie. Et mon jeune compagnon, mon innocent jeune homme, me délaissa pour les bras du Seigneur. Je vis le baiser. Je vis le jeune homme pâlir et lutter pour tenter de se dégager. C’était comme ce que j’avais fait cette nuit même, dans cette sorte de rêve, dans ma propre chambre; puis il s’écarta du Seigneur, la main appuyée à l’endroit de sa gorge qui le faisait vivement souffrir.
J’avais compris. Je savais. Pourtant le château se dissolvait aussi sûrement que toute chose dans ce rêve, et nous nous trouvions dans un lieu humide et clos.
La puanteur était intolérable, c’était la plus effroyable de toutes, la puanteur de la mort. J’entendis mes pas résonner sur les pavés et j’atteignis le mur pour m’y appuyer. La minuscule place était déserte; les portes et les fenêtres étaient grandes ouvertes au vent vagabond. D’un bout à l’autre de la rue tortueuse, j’apercevais les marques sur les maisons. Et je connaissais leur signification. La peste noire s’était abattue sur le village de Knorwood. La peste noire l’avait ravagé. Et, dans un moment d’horreur suffocante, je réalisai que personne, pas un seul être humain, n’en avait réchappé.
Toutefois, ce n’était pas tout à fait vrai. Quelqu’un s’avançait d’une démarche saccadée le long de l’étroite ruelle. Titubant, trébuchant presque, il poussait une porte après l’autre et arriva enfin dans un endroit fétide et chaud où un enfant hurlait par terre. Père et Mère étaient allongés sur le lit, morts. Et le gros chat de la maison, indemne, jouait avec l’enfant braillard dont les yeux étaient exorbités dans le petit visage hâve.
« Arrêtez ! m’entendis-je haleter. (J’eus conscience que je me tenais la tête de mes deux mains.) Arrêtez, arrêtez, je vous en prie! » Je hurlais, et mes cris allaient sûrement déchirer cette vision, provoquant l’écroulement autour de moi de cette petite pièce minable, et je ramènerais à moi la maisonnée de Rampling Gate, mais je ne fis rien. Le jeune homme se retourna et me regarda fixement, quoique, dans ce lieu fermé et nauséabond, je ne pusse distinguer son visage.
Mais je savais que c’était lui, mon compagnon, je percevais sa fébrilité et son mal, la puanteur de l’enfant agonisant, j’apercevais le corps luisant du chat qui donnait des coups de griffes dans la main ouverte de l’enfant.
« Arrêtez, vous ne vous maîtrisez plus! criai-je assurément de toutes mes forces, mais l’enfant hurla plus fort encore. Faites que cela cesse !
— Je ne peux pas… murmura-t-il. C’est pour l’éternité ! Cela ne s’arrêtera jamais ! »
Alors, avec un cri strident, je donnai un coup de pied au chat qui traversa dans son vol la pièce immonde, renversant le seau de lait sur son passage, pour atterrir sur les pavés, tel le familier d’une sorcière.
Blême et fiévreux, la sueur imprégnant son pourpoint de cuir brut, mon compagnon me prit par la main. Il me poussa hors de la maison, loin de l’enfant en pleurs, jusque dans la rue.
La mort dans le parloir, la mort dans la chambre, dans le cloître, devant le maître-autel, dans les champs. On aurait dit que les milliers d’âmes du village de Knorwood avaient péri de par le jugement de Dieu – je sanglotais, j’implorais ma délivrance ­on aurait dit que c’était l’apocalypse.
Enfin, la nuit enveloppa le défunt village et lui vivait toujours, il gravissait les pentes en trébuchant et parcourait les forêts jusqu’à cette tour ronde où se tenait le Seigneur, la main posée sur le chambranle de pierre de la fenêtre cassée, attendant sa venue.
« N’y allez pas ! » le suppliai-je. Je criai tout en courant à ses côtés, mais il ne m’entendait pas. J’avais beau faire, je ne pouvais influer sur ces choses.
Penché sur lui, le Seigneur le regarda s’affaisser avec un sourire presque triste et observa les derniers soupirs qui s’échappaient de sa poitrine. Ses lèvres finirent par remuer, appelant au salut quand c’était la damnation qu’offrait le Seigneur, et que c’était la damnation que le Seigneur allait donner.
« Oui, damné, mais vivant, mais respirant ! » hurla le jeune homme, dressé dans un ultime spasme. Et le Seigneur, resté jusque-là immobile, se courba pour boire.
De nouveau ce baiser, ce baiser mortel, le sang aspiré du corps agonisant, puis le Seigneur qui soulève la lourde tête du jeune homme pour que celui-ci reprenne à son tour le sang du Seigneur lui-même.
Je me remis à hurler, Ne bois pas, ne bois pas. Il se détourna et me regarda. Son visage avait à présent revêtu un tel masque de mort que j’avais peine à croire qu’il pouvait y rester une parcelle de vie. Il me demanda pourtant: « Que feriez-vous ? Retourneriez vous à Knorwood, ouvririez-vous ces portes l’une après l’autre, sonneriez-vous la cloche de l’église vide, et quand bien même vous le feriez, les défunts se lèveraient-ils ? »
Il n’attendit pas ma réponse. Et dans l’immédiat, je n’en avais aucune à lui fournir. Il s’était retourné vers le Seigneur qui l’attendait, puis avait collé sa bouche innocente à cette veine dont la pulsation avait toute l’apparence de la vie sous la chair froide et translucide du Seigneur. Le sang avait alors jailli à l’intérieur du jeune corps, triomphant en une grande explosion de la fièvre et du malaise qui l’avait rongé, chassant de son être toute exis­tence humaine.
A présent, il était seul dans la grande pièce du Seigneur. L’immortalité était sienne et c’était la soif du sang qu’il lui faudrait pour l’entretenir, cette soif que j’éprouvais de toute mon âme. Il contempla les murs délabrés autour de lui, les flammes qui léchaient les pierres noircies de l’immense cheminée, et, par le toit en ruine, le ciel sombre qui dévidait son infini filet d’étoiles.
Et toute chose était transfigurée par sa vision, et par la mienne aussi – celle qu’il me donnait à présent – dont il ne restait que l’exquise essence. Une voix intemporelle et sans paroles me parlait depuis le voile constellé du ciel, elle chantait dans le vent qui s’engouffrait par les poutres cassées; elle soupirait dans le feu qui dévorait les pierres tachées de suie de l’âtre.
C’était le rythme insondable de l’univers qui s’égrenait sous la surface de chaque chose, tandis que le dernier être vivant, cet enfant minuscule, était silencieux dans le village d’en bas.
Une brise légère tamisait et éparpillait la terre des sillons fraîchement labourés des champs désertés. La pluie tombait du ciel d’une noirceur infinie.
Des années et des années s’écoulèrent. Et tout ce qui avait été Knorwood s’était désormais fondu dans le sol même. La forêt envoya ses sentinelles muettes, et des troncs vigoureux poussèrent là où s’étaient élevés cabanes, maisons et murs de monastère.
Finalement, il ne resta plus rien de Knorwood : ni le petit cimetière, ni la petite église, ni même le nom de Knorwood. Mais le plus horrible de tout fut que plus personne, semblait-il, ne se souvenait du millier d’âmes qui avaient vécu et succombé dans ce petit village insignifiant, et que nulle part dans les grandes archives où était consignée 1 ‘histoire entière, il ne subsistât la moindre mention de ce lieu.
Un être demeurait pourtant, un être qui savait et avait été témoin; il se tenait là, les yeux baissés sur l’endroit même où s’était achevée sa vie de mortel, lui qui s’était sorti en rampant de l’enfer que fut cette calamité; c’était le jeune homme auprès de moi, le maître de Rampling Gate.
Et c’était à l’intérieur des murs de sa vieille demeure que se trouvaient les pierres du château en ruine, et au travers des sols et des plafonds qu’avaient jadis poussé les branches de ces arbres.
Ce qui paraissait solide et majestueux ici, rassurant les villageois endormis cette nuit à Rampling, n’était en réalité que la plus fragile des citadelles contre l’horreur, la maison à laquelle il se raccrochait à présent.
Une immense tristesse m’envahit. Quelque part dans la succes­sion des images, j’avais lâché prise et perdu toute notion du point dans l’espace d’où je regardais. Et c’est dans un flot de lumières et de bruits que je m’animai et redevins ce que j’avais été lorsque nous chevauchions ensemble dans la forêt; toutefois, c’était dans le monde actuel, à cette heure présente, que nous nous trouvions. Il me sembla que nous volions dans les ténèbres des campagnes, le long de la voie ferrée menant à Londres, là où, la nuit, la ville éclatait comme une énorme bulle sous un déluge de rire, de mouvement et de lumières éblouissantes. Il marchait à mes côtés sous les réverbères, le visage éclairé de cette innocence obscure, de cette irrésistible chaleur. Et nous nous serrions l’un contre l’autre au beau milieu de la foule. Et cette foule était vivante, elle nous mettait au supplice, car il s’en échappait de toutes parts un arôme riche et sombre, celui du sang frais. Des femmes en fourrure blanche et des hommes en habit de soirée franchissaient majestueusement le porche illuminé du théâtre; les accents cuivrés de la salle de concert nous inondèrent, puis se dissipèrent. Seule resta la voix aiguë d’une soprano chantant un air plaintif. J’étais dans ses bras, ses lèvres couvraient les miennes, et j’éprouvais alors une nouvelle fois cette sensation sourde de vigueur retrouvée, cette irrépressible éclosion en moi. La soif, et la promesse de son étanchement à la seule aune de son intensité. Ensemble, nous gravissions des volées de marches qui nous conduisaient jusque dans des chambres à coucher hautes de plafond et tapissées de soie damassée rouge, où les plus jolies femmes se reposaient sur des lits de cuivre, et l’odeur était à présent si forte qu’elle en devenait insupportable, alors que devant moi elles s’offraient, bras ouverts. « Bois », murmura-t-il, oui, boire. Et je sentis la chaleur qui m’envahissait, qui m’emplissait, brouillant ma vision, jusqu’à ce que l’on se sépare, libres, légers et invisibles, tandis que nous allions de par les toits pour redescendre dans les rues baignées de pluie. Mais la pluie ne nous mouillait pas; et les flocons de neige ne nous glaçaient pas. Nous avions en nous une chaleur intense et perpétuelle. Et dans l’attelage, c’est à voix basse que nous échan­gions des torrents de paroles exubérantes. Nous étions amants; nous étions fidèles; nous étions immortels. Nous étions aussi constants que Rampling Gate.
J’essayai de parler ; j’essayai de rompre le charme. Je sentais ses bras qui m’enlaçaient, je savais que nous étions tous deux dans la chambre de la tour, et qu’une terrible erreur de calcul avait été commise.
« Ne me quitte pas, chuchota-t-il. Ne vois-tu pas ce que je t’offre ? Je t’ai tout dit; et le reste n’est que lassitude, fièvre et tracas, ces vieux mots du poème. Embrasse-moi, Julie, ouvre-toi à moi. Contre ta volonté je ne te prendrai pas… »
De nouveau j’entendis mon propre cri. Mes mains étaient posées sur sa peau blanche et glacée ; ses lèvres étaient douces mais avides, son regard abandonné et éternellement jeune. Dans la rue de Londres inondée de pluie, Père se retourna et cria: «Julie ! »
Je vis Richard, perdu dans la foule, semblant chercher quelqu’un, son chapeau masquant ses yeux noirs, le visage hagard, et vieux. Vieux !
Je m’éloignai. J’étais libre. Je pleurais tout doucement et nous étions dans la tour, dans cette pièce étrange et encombrée. Il était appuyé contre la fenêtre, et, derrière lui, se dessinaient les loin­taines traînées de nuages pâles. La lueur de la chandelle brillait dans ses yeux. Ils paraissaient immenses, tristes et empreints de sagesse, et, oui, oh oui, pleins d’innocence, comme je l’ai tant de fois répété.
« Je me suis dévoilé à eux, dit-il. Oui, je leur ai révélé mon secret. De par ma rage ou mon amertume, je ne sais, j’ai fait d’eux mes obscurs conjurés, et j’ai toujours triomphé. Ils ne pouvaient rien contre moi, et toi non plus d’ailleurs. Toutefois, ce sont eux les vainqueurs. Car, à présent, c’est avec la plus belle et la plus pure de leurs fleurs qu’ils me tourmentent. Ne me quitte pas, Julie. Tu m’appartiens, Julie, comme Rampling Gate m’appartient. Laisse-moi cueillir cette fleur et la garder près de mon cœur. »

Des nuits de discussions. Mais Richard avait fini par capituler. Il me cédait par écrit sa part de Rampling Gate et, quant à moi, je n’accepterais à aucun prix que l’on démolisse la maison. Ainsi, il n’aurait plus aucun moyen d’obéir à l’ordre de Père. Je lui avais fourni l’empêchement légal dont il avait besoin, et, naturellement, je devais lui laisser la maison, à lui et à ses enfants. Elle resterait toujours aux mains de la famille.
Une solution judicieuse, me semblait-il, dans la mesure où ce n’était pas à moi que Père avait demandé de détruire la propriété, ce qui m’ôtait désormais tout scrupule.
Il ne lui restait plus qu’à m’accompagner à la petite gare, à me voir partir pour Londres, et à ne plus se soucier de me savoir regagner Mayfair toute seule.
« Tu peux séjourner ici aussi longtemps que tu le désires, et ne t’inquiète pas, dis-je. (J’éprouvais plus d’affection pour lui que je n’aurais su l’exprimer.) Sitôt que tu as posé le pied ici, tu t’es rendu compte que Père s’était complètement trompé. C’est Oncle lui avait mis ces idées en tête, sans aucun doute, et Mrs. Blessington a toujours eu raison. Il n’y a rien ici qui puisse nous faire du mal, Richard. Reste là, travaille ou étudie autant que tu le voudras. »
La grosse locomotive noire passa devant nous en grondant et les wagons ralentirent jusqu’à l’arrêt complet.
« Maintenant, je dois y aller, mon chéri, embrasse-moi, dis-je.
— Que t’est-il arrivé, Julie, qu’est-ce qui t’a convaincue si vite…
— Nous avons eu assez de toute cette histoire, Richard. L’important, c’est que chacun de nous soit heureux, chéri. »
Et nous nous serrâmes très fort.
Je lui fis des signes de la main jusqu’à ce qu’il ait disparu. Les lumières vacillantes de la ville étaient perdues dans la pénombre bleu lavande du crépuscule, et la silhouette sombre de Rampling Gate émergea, l’espace d’un moment, comme son propre fantôme sur la côte toute proche.
Je me calai dans mon siège et fermai les yeux. Puis je les rouvris lentement, savourant cet instant que j’avais trop longtemps attendu.
Il souriait, assis là depuis tout ce temps sur la banquette de cuir opposée, puis se leva dans un mouvement vif et presque gracieux, vint s’installer à côté de moi et m’enlaça.
« Nous serons à Londres dans cinq heures, chuchota-t-il à mon oreille.
— Je peux attendre, répondis-je, blottie contre lui, sentant la soif comme une fièvre, tandis que ses lèvres effleuraient mes paupières et mes cheveux. Je veux hanter dès ce soir les rues de Londres, avouai-je un peu timidement; mais je ne vis qu’approbation dans ses yeux.
— Belle Julie, ma Julie, murmura-t-il. Tu aimeras la maison de Mayfair.
— Oui…
— Et quand Richard sera définitivement lassé de Rampling Gate, nous rentrerons à la maison. »

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